Le Bhoutan, une stratégie de soft-power singulière

Finalement assez peu connu du grand public, le Bhoutan, petit royaume himalayen enclavé entre les deux mastodontes que sont la Chine et l’Inde, met en place des stratégies de soft-power assez remarquables qui se différentient très radicalement de ce qui se pratique ailleurs, entre l’envie de se faire connaitre et celle de préserver farouchement ses traditions et son mode de vie. Un film, “Lunana, l’école du bout du monde”, et une nouvelle politique touristique - très ambivalente-, nous rappellent que le soft-power est un très puissant outil de promotion d’un pays, comme la politique du “Bonheur National Brut” l’a prouvé.

Le “génie marketing” du Bonheur National Brut

En 1972, Jigme Singye Wangchuck, le 4ème Druk Gyalpo, « Roi Dragon » du Bhoutan, tout juste monté sur le trône (à 17 ans), utilise pour la première fois la notion de Bonheur National Brut, BNB (Gross National Happiness, GNH). Ce concept, tout à fait inédit, remplace l’idée du PIB pour mesurer la croissance du pays, et s’appuie sur un développement économique obligatoirement corrélé à une préservation des ressources et une meilleure harmonie avec les valeurs du bouddhisme.

Au Bhoutan, qui à cette époque s’ouvre au monde après des années de fermeture, le risque est en effet grand de voir disparaitre les riches traditions d’un pays qui ne ressemble à aucun autre, au profit d’une modernité standardisée. Le Bonheur National Brut est définitivement inscrit dans la constitution en 2008, et reste un puissant vecteur, en stratégie et en communication, dans tout ce que le pays entreprend. Cela lui a, entre autre, permis de faire entendre sa voix dans le concert des nations, en lui apportant une notoriété certaine, tant le concept était inattendu dans un monde où le développement se mesure principalement au travers des richesses produites.

Le BNB peut être d’une certaine manière considéré comme une brillante stratégie de soft-power, cette politique d’influence “douce” qui permet de valoriser un pays au travers de sa culture par exemple. Mais bien sûr le BNB n’est pas que cela, c’est une véritable vision, parfaitement louable, de développement pour tout un pays, avec ses forces et ses faiblesses, mais qui a l’immense mérite de remettre l’humain au coeur de la réflexion.

Le Bhoutan va à Hollywood

Un formidable exemple de soft-power abouti pour le Bhoutan c’est le magnifique parcours du film “L’école du bout du monde” (Lunana, a Yak in the Classroom) de Pawo Choyning Dorji (2019).

La pandémie a retardé sa sortie grand public dans de nombreux pays mais le film a su trouver sa place dans le coeur des professionnels et du public, recevant des prix dans les festivals dans lesquels il a été présenté, et finaliste aux Oscars 2022 dans la catégorie Meilleur Film Étranger, une première historique pour un film bhoutanais! En France Lunana n’a finalement été distribué en salles qu’en mai 2022, et vient de dépasser les 100,000 spectateurs, ce qui est remarquable pour un film qui a bénéficié d’une distribution extrêmement réduite.

Le film dépeint le pays dans toute sa complexité, entre désir d’ailleurs d’une jeune génération bercée par les réseaux sociaux et traditions uniques mais universelles dans les valeurs qu’elles véhiculent: l’attention aux autres, le respect, l’entraide, la transmission… et les choix qui en découlent. Et plus sûrement que n’importe quel discours ce film est un moteur puissant pour ancrer l’imaginaire du Bhoutan, entre paysages somptueux, personnalités attachantes, traditions uniques, et grande humanité.

Les touristes oui, mais pas n’importe lesquels

Le Bhoutan a annoncé la réouverture complète de ses frontières après 2 ans 1/2 de fermeture totale, pour fin septembre 2022. Cela signifie le retour potentiel des voyageurs dans un pays qui avait fait du tourisme l’un de ses relais de croissance prioritaire.

Mais qui dit prioritaire ne dit pas devenir une destination de masse, le Bhoutan a toujours eu une stratégie touristique tout à fait unique, préférant limiter les volumes en instaurant un forfait impliquant de dépenser au minimum 250USD par jour (hors transport aérien) pour une prestation tout compris (logement, excursions, transport terrestre, nourriture) et organisée obligatoirement par une agence réceptive locale. De fait le pays a toujours eu l’image d’un tourisme élitiste car cher même si la notion est relative, et en 2019 ce sont seulement 70,000 touristes internationaux qui sont entrés dans le pays (l’autre pendant du tourisme étant un tourisme régional, indien principalement, avec des conditions financières très différentes et des volumes beaucoup plus importants).

Sur les 250USD journalier minimum 65USD correspondaient à des taxes perçues par le gouvernement qui lui permettaient de subventionner une partie de l’éducation et l’accès aux soins gratuits pour sa population. Même si le Bhoutan souffre d’un déficit de notoriété en tant que nation, et à fortiori comme destination touristique, son approche mesurée lui a permis d’assoir une image de “dernier Shangri-la”, préservé du tourisme de masse, riche de traditions, loin d’un tourisme banalisé.

Une nouvelle stratégie touristique vient d’être annoncée pour accompagner la réouverture des frontières, et elle fait un pas de plus dans l’élitisme, en augmentant les taxes gouvernementales obligatoires versées par les touristes de 65USD à 200USD quotidiens, et en ouvrant l’organisation des séjours aux voyageurs individuels, libres de sélectionner et réserver eux-mêmes leurs prestations. Le coût quotidien pour un voyageur s’en trouvera donc impacté à la hausse, car même si l’offre de produits “luxe” (hôtellerie notamment) n’est pas très développée, l’addition de toutes les prestations journalières nécessaires à un voyage va vite faire grimper la facture.

Cette nouvelle stratégie de soft-power, totalement unique, sera l’une des plus intéressantes à observer dans les prochains mois et alors que le tourisme redevient un secteur très bataillé après 2 années d’arrêt forcé. Le Bhoutan a tout pour lui, en termes de paysages, activités, traditions, gentillesse et accueil de ses habitants, mais arrivera t’il à attirer la clientèle qu’il cible qui pour un budget similaire aura accès à une offre beaucoup plus luxe ailleurs? Quel place restera t’il pour le Bhoutan sur l’échiquier mondial du voyage?

Copyright photos et texte: Laurence Corteggiani / Atelier Ikiwa

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